Il n’y avait pas autant de foires d’art contemporain à vos débuts. On en compte actuellement près de 250 dans le monde. Que pensez-vous de cette évolution ?
Renos Xippas: “Mon oncle Alexander Iolas (légendaire galeriste qui représenta notamment Andy Warhol et René Magritte à New York, ndlr) fit la grimace lorsqu’on lui proposa de participer à une foire d’art au début des années 70. Il montait alors des expositions d’œuvres de Magritte, Ernst et Tinguely et passait des heures à la mise en scène et à l’éclairage. L’idée d’exposer leurs œuvres dans les box d’un grand hall lui répugnait. Les foires lui faisaient penser à un marché aux puces, avec leurs murs blancs et leurs moquettes sales. Les foires d’art ont pris depuis lors un tout autre aspect. On a appris au fil des ans à soigner la scénographie, comme l’aurait fait mon oncle.”
Albert Baronian: “Les galeries reçoivent toujours moins de visiteurs. La plupart des gens n’ont plus le temps d’entrer dans les galeries. Je connais des collectionneurs qui ne fréquentent que les foires. Beaucoup de galeries vivent donc des foires. C’était au début un lieu de promotion des jeunes artistes intéressants, mais c’est de moins en moins le cas. On constate que les dix plus grandes galeries au monde monopolisent la partie centrale des foires. Les autres doivent se contenter de la périphérie. Les foires sont aussi de plus en plus coûteuses. Ce n’est donc pas évident d’y participer pour les jeunes galeries.”
Une étude de l’UBS et Art Basel montre pourtant que les foires prennent de plus en plus d’importance. On constate aussi que les galeristes sont très demandeurs…
Xippas: “Plus une foire est importante, plus elle intéresse les galeries. Si vous allez à Hong-Kong ou Shanghai, vous y verrez les mêmes grandes galeries, avec en périphérie les galeries locales. Le nombre de foires parmi lesquels choisir est hallucinant. Il vaut mieux participer à une foire locale où on connaît déjà votre galerie et vos artistes. J’ai récemment participé à la foire de Punta del Este en Uruguay. J’y exposais des plasticiens connus du public argentin, brésilien et uruguayen. Et bien j’y ai fait de meilleures ventes qu’à la Fiac de Paris ou sur d’autres grandes foires !”
Baronian: “Je crois de plus en plus aux foires de proximité, comme Art Düsseldorf. Si vous allez à Art Dubaï, vous aurez peut-être la chance de vendre une œuvre à un Sheikh, mais vous ne le reverrez jamais plus. Et puis il y a le problème du transport. Dans les foires régionales, vous retrouvez des clients, vous pouvez les inviter à un vernissage ou un dîner. Je ne vois pas l’intérêt d’aller à Hong-Kong ou ailleurs. Il y a encore beaucoup à faire ici, avec toute une génération à intéresser à l’art contemporain.”
Renos, vous auriez aussi bien pu ouvrir une galerie ailleurs. Qu’est-ce qui vous plaît tant à Bruxelles?
Xippas: “Chaque ville où j’ai une galerie a un lien avec ma vie privée. J’avais de bons contacts à Genève et c’est donc là que j’ai commencé, plutôt qu’à Zurich ou Bâle, où le marché est plus grand. J’ai vécu deux ans en Uruguay. L’espagnol est ma langue maternelle. Il allait donc de soi d’y ouvrir une galerie. En ce qui concerne la Belgique, c’est un cliché, mais j’aime bien les Belges. J’ai beaucoup d’amis ici. Les gens ne se prennent pas au sérieux et ont des moyens. Vous avez d’abord vu ici une première vague de galeries françaises, mais elles ont plié bagage. Le marché n’était pas encore mûr. Vous avez maintenant des galeries du monde entier qui ont ouvert ici une antenne : de France, d’Amérique, même du Brésil (comme Mendes Wood DM, ndlr). Bruxelles est une ville internationale très ouverte et sans complexe. Il y a place pour tout le monde ici et vous avez beaucoup de bonnes galeries, mais pas des mastodontes comme Hauser & Wirth ou White Cube.”
Comment décririez-vous votre collaboration ?
Xippas: “C’est une collaboration d’égal à égal. C’est une galerie nouvelle et nous travaillons ensemble parce que nous avons beaucoup d’affinités. Nous avons les mêmes goûts. Nous gardons des artistes représentés par Albert, et y ajoutons quelques-uns des miens. Nous allons aussi donner un face lift architectural à l’espace d’exposition.”
Albert Baronian a eu longtemps la réputation d’une galerie de l’arte povera. Comment décririez-vous le programme de votre nouvelle galerie ?
Baronian: “Nous optons pour une galerie pluraliste et éclectique. J’ai en effet fait beaucoup d’arte povera à mes débuts. Je représentais autrefois davantage de jeunes plasticiens, pour qui il n’y avait pas place. Mais il y a depuis lors assez de galeries où ils peuvent exposer.”
Xippas: “Nous sommes une galerie établie. Notre exposition d’ouverture est consacrée à Takis et Robert Devriendt. Ce sont des artistes de générations différentes. Takis a 94 ans et a prochainement une grande rétrospective à la Tate de Londres. Nous pouvons faire plus de choses à deux et pouvons exposer des ‘poids lourds’ de l’art. Nous pourrions par exemple organiser une exposition sur Matta. Il y a des artistes d’Albert que j’aimerais bien montrer à Genève ou en Amérique du Sud. La première chose que je veux faire, c’est proposer une exposition Gilbert & George en Argentine. Je ne pourrais pas le faire sans le concours d’Albert. Et peut-être allons-nous montrer Zorio à Paris. Il y a aussi des artistes que je montre normalement à Paris et que nous voulons maintenant présenter à Bruxelles.”
Vous êtes manifestement compatibles. En quoi êtes-vous complémentaires ?
Xippas: “Nous apprenons beaucoup l’un de l’autre. Nous sommes en fait deux grands-pères. On prend ses habitudes à partir d’un certain âge, mais je pensais que la collaboration entre nous serait plus difficile.”
Baronian: “Renos me donne un nouveau souffle. Je voulais ralentir un peu le rythme et je cherchais une autre façon de travailler. J’en ai assez des grandes structures. Je vais avoir 73 ans et je suis galeriste depuis 45 ans. Lorsque Renos m’a proposé cette collaboration, j’ai trouvé que c’était une bonne idée. Tout est plus facile à deux que seul et nous formons une bonne équipe.”
Xippas: “Nous sommes conscients que le secteur est en train de changer. Il y a de nouveaux outils, on utilise de nouveaux modes de communication et d’information. Nous avons une jeune équipe qui est bien formée pour cela. Nous essayons d’assimiler les nouvelles méthodes de travail. On ne peut pas s’accrocher au vieux mode de fonctionnement : lecture des journaux le matin, déjeuner, contrôle du nombre de visiteurs auprès de la secrétaire... Ce système n’a plus cours. Au début des années 90, nous avions encore quelque cinq cents visiteurs le samedi. Ils ne sont plus qu’une trentaine aujourd’hui. Les gens utilisent les réseaux sociaux. Ils ne vont plus dans les galeries, mais dans les foires. Et d’ailleurs il y a davantage d’acheteurs que de collectionneurs de nos jours. L’art est devenu un évènement. Mais je ne pense pas pour autant que c’était mieux avant.”
Baronian: “Je suis davantage de la vieille école. Je préférais la façon dont les choses se faisaient avant. Beaucoup de choses me gênent aujourd’hui. On partageait autrefois une aventure intellectuelle avec des collectionneurs. Notre génération s’instruisait dans les musées d’art. La génération actuelle préfère les foires. On ne m’a jamais demandé pendant mes quinze premières années de galeriste si on fait une plus-value en revendant une œuvre. On me pose la question une fois sur deux de nos jours.”